Crédo - Enzo Cormann  

 
Un personnage évolue dans Credo, une femme, vêtue simplement, sans coquetterie, mais avec un souci d’harmonie qui contrebalancera le désordre de son univers intérieur : harmonie qui représentera le seul lien qui subsiste de son respect d’elle-même et de ses fantômes. Le décor est limité à une pièce unique, où tout ce qui est nécessaire à sa vie, prend place. On pourrait poser dans cette chambre, la chaise de Van Gogh : espace restreint, murs tapissés de propreté vieillote, terne et obsédante. Trois pans de décor solides seront forcément nécessaires. Des jeux d’éclairage proches de ceux d’un plafonnier et d’une lampe de chevet, mettront en exergue son combat intérieur, qu’elle livrera à voix haute pendant une heure et quart.
Elle vous parlera, assise comme tout le monde, les mains caressant la matière rassurante et épaisse d’une table de cuisine, de l’odeur du vin. La bouteille au creux de sa main, portera selon les circonstances, comme une étiquette, une image d’homme : père, frère, amant, mari. Les meubles : la table, l’évier, la chaise, seront tour à tour victimes et tortionnaires, ou prétextes au repos du corps, s’ils ne sont ceux du repos de sa tête. Son univers sera restreint, simple, ordonné, limité au strict nécessaire. Cette femme n’a pas de nom, ou bien a-t-elle tous ceux des passants chimériques qui peuplent son rêve éveillé. Elle est seule actrice visible, dans cet espace clos de trois murs habillés comme ceux d’un intérieur pauvre au seuil du confortable.
On imagine qu’elle évolue dans une seule pièce où tout son monde est réuni. Le lit et l’évier cohabitent. Elle donne sa voix à tous les personnage qui émaillent son passé, son présent et ce futur fragile et impalpable qui n’aura d’existence qu’après le spectacle, dans l’esprit de chaque témoin de cette tranche de vie. Les êtres qu’elle met en scène vivent à travers leurs représentations accessoires ou vestimentaires. Elle sert le dîner d’un homme, dont elle seule détient la clé de l’existence. La veste de celui qu’elle attend, est posée sur le dossier d’une chaise qui lui fait face, et sur laquelle personne ne s’assiera, du moins tant que durera ce parcours intérieur, qu’elle vous livrera dans ses cris, ses murmures, ses silences, et même parfois, ses rires.
Et là, vous serez prêts à écouter sa vie. Vous serez aussi victimes du reflet qu’elle vous transmettra. Ne vous y fiez pas , ce sera pour vous et pour elle, une belle aventure, même si le danger de son crime en suspens, vous laisse dans la bouche un goût amer d’ambiguïté. N’avez-vous jamais eu envie de tuer, ne serait-ce que l’indifférence ? Saurez-vous, même si votre patience accède au dénouement éphémère, mettre un nom sur ce qu’est son «credo». Peut-être aura-t-il avec vos litanies, un air de ressemblance ? Deviendrez-vous fratricide, parricide, blasphématoire ?
 

Elle vous fera passer du souvenir à l’imaginaire. Sa réalité contrastée se revêtira de la camisole des objets courants.Il sont nombreux ainsi, habillés de leur néant apparent et factice que martèle le quotidien. La porte s’ouvre sur un intérieur bien rangé où l’ordre menace et où le cri se pousse au fond de leurs entrailles. Pas un grain de poussière, pas un objet qui tente de dérégler la pesanteur. L’inhabituel salvateur est au-dedans, dans les mots prononcés au son de la solitude.
Ils sont muets pour la foule hilare, sourds pour les nantis du bonheur, aveugles pour les aventuriers de la douceur de vivre. Ils sont à côté de leurs désirs et de leurs rêves, et les énoncent tout bas, chez eux, quand personne n’écoute, au milieu de leurs meubles cirés où plus rien ne se reflète. Et parfois se risque dans leurs gorges, le hurlement de tout ce qu’ils n’ont pas tenté. La main se tend dans un dernier sursaut, et ils courent à perdre haleine vers ce train qu’ils n’ont jamais pris.
Ils connaissent pourtant l’envie de l’exception. Ils possédent cette grandeur, qui fait qu’on se suicide devant la petitesse. Ils appellent au secours. Qui peut dire qu’il les a entendus ? Ne riez pas surtout, vous êtes un des leurs, l’avez été, ou le serez peut-être. Leur regard impuissant vous a un jour ou l’autre fait détourner les yeux. Vous passez sans les voir tant ils offensent la pitié qu’ils ne demandent pas, qu’ils ont même l’outrecuidance de ne pas inspirer. Tout restera caché de l’immensité des richesses qui fourmillent au fond de leurs prunelles avides.
Elle marche, elle aussi, jusqu’aux bornes électrifiées de cet ersatz de prison. Elle est de ceux qu’on ne sait plus nommer. A quoi peut-elle croire encore, qui serait tangible ? Aux limites solides de son décor quotidien : un évier, une table, quatre murs, un lit, juste de quoi ne pas avoir faim, juste de quoi ne pas avoir froid, juste de quoi ne pas mourir ?
La radio lui tient lieu d’ébauche de confort. Des vêtements d’homme l’écoutent. Où est-il ? La seconde peau de sa robe propre et simplette est un rempart à l’écorchure. La dignité se substitue à son bonheur, qui ne gise que dans quelques souvenirs épars, dans quelques instants où sa douleur fait trêve. Les ustensiles sommaires et indispensables à une bonne ménagère finissent de clore sa liberté conditionnelle. Le sens du devoirs accompli se joue de ce qui ne sera jamais pour elle qu’un semblant de tranquillité.
Comment ne pas devenir fou ? Comment ne pas dépasser la marge ténue de la normalité ? Elle sera là tournant sur elle-même comme devant un miroir, sans même sentir l’envie d’un regard complaisant. Indubitablement, vous serez témoins ou voyeurs, instruments involontaires d’une non-assistance à personne en danger.

Anne-Marie Puy