Honorée par un petit monument . Denise Bonal |
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Honorée par un petit monument nous livre le combat d'un homme confronté à l'irréparable. On assiste à son rejet, au refus obstiné de sa mutilation définitive, à la négation têtue de sa déchirure qu'il ne voudra vivre désormais et inexorablement que dans le cri. Ce cri, il nous le jette au visage comme un miroir. Il lui a été arraché par un monde qui semble calculer tout, jusque dans ses moindres hasards. Cela est grotesque et odieux, cela est inacceptable, et la dénonciation de cette absurdité nous paraît salutaire, comme le sont parfois certaines gifles. Il y a pour nous tous, au commencement, à l'aube d'une vie, une blessure inévitable ; toutes les autres ne sont que des redites, ou d'inégales et chaotiques répétitions de ce qu'il nous faudra affronter dans la mort. Antoine, au-delà de son amputation, sera aussi parfois comme aspiré par cet écartèlement initial qu'est une naissance, qu'il mêlera à la douleur de son présent jusque dans ses rêves ; et au moment de ses réveils inacceptables, comme on peut l'être devant des faits trop consciencieusement accomplis, il réfutera son corps étranger, exilé, amoindri, son autre lui-même qu'il ne reconnaît plus, sa jeunesse et sa force abîmées. A tout cela, il ne le sait que trop bien, il devra impérativement se résigner, s'il veut continuer à vivre. Et cette vie qu'il lui reste est la seule règle de jeu qu'Antoine accepte sans conditions. Pour le reste, il demeure jusqu'au bout et magistralement lucide, irrésolu, rebelle, exhibant jusqu'à l'indécence, dans la clameur et le sarcasme, son reniement de la soumission. Au travers des personnages de la pièce, de ses situations qui n'ont que l'apparence de l'anecdote, que chacun sait et connaît, sans forcément les analyser ou les comprendre, le spectateur peut se mettre soudain à poser les vraies questions, percluses de clarté et de rires, ou insidieuses, gênantes, perfides, cruelles même, comme peut l'être souvent une pensée trop juste. C'est à la fois l'intransigeance implacable d'Antoine, mais aussi les regards et les mots faussement détendus, désarmés ou impénétrables, que les autres personnages arborent comme des masques dissimulant leur propre peur qui permettent à cet étrange morceau de vie de dépasser, en frôlant l'outrance et la cocasserie, un banal constat de fait divers. Les mots de Denise Bonal sont aiguisés, les actions fortes, drôles et percutantes. Il y souffle un vent de révolte, proche d'un titanesque soupir de soulagement qui pourrait bien ramener, dans l'esprit du spectateur, quelques idées plus limpides, comme tout de suite après un orage de troubles et d'interrogations. Cette œuvre portée à la scène, devra s'inscrire dans un espace dépouillé, blanc, aux lignes obliques ou rectangulaires, où se côtoient paradoxalement l'encombrement et le vide, l'opacité et la transparence. Les lits d'hôpital seront symbolisés par des volumes faisant davantage référence à des autels, fondus dans la masse blanche du décor : ils seront néanmoins mobiles pour que ne puisse demeurer à certains autres moments que le plateau nu. |
Seul le cadre de scène de l'espace de jeu sera noir comme si le spectateur avait devant ses yeux, un imposant faire-part de deuil. L'utilisation d'accessoires signifiants, symboles de danger, induite par les didascalies de l'auteur (qui ne seront trahies ou détournées qu'involontairement), rythmera l'action sans qu'on puisse éviter de décaler cette réalité matérielle, de l'incliner doucement vers l'univers du fantasme et de la bizarrerie. Dans tous les cas, bien qu'il soit nécessaire de laisser en quasi permanence le spectateur en état de surprise et d'attente, comme en suspens, la difficulté résidera dans l'absence d'effets et de clichés, tant au niveau scénographique que du point de vue de la projection du texte par les comédiens. Les mots seront nécessairement intelligibles, inclus dans l'écrin d'une interprétation où rien ne serait laissé au hasard. Ils couleront irrégulièrement, agressés ponctuellement par un univers sonore harmonieux, puis, peu à peu incongru ou métallique, projetés par les ruptures et le passage du rire à l'émotion voire à une pesante angoisse. Le concerto en ré opus 77 pour violon de Johannes Brahms fera partie aussi de l’atmosphère de la pièce et les pleurs du violon pourront rejoindre l’écho dérangeant d’une sirène d’ambulance, ou le son des roues d’un chariot d’opéré qui passe dans un couloir... La musique de Brahms s’entendra plus sourdement dans les moments de rêve, elle saura s’apaiser par ailleurs dans un rythme de valse pour demeurer nue parfois, en accompagnant l’évolution scénique des comédiens, comme un bercement. Les paroles échangées par les acteurs seront servies par des gestes sûrs ou incertains, mais opportuns, dont toute intention sera décryptée ligne par ligne par le metteur en scène qui insufflera aux acteurs une direction riche, détaillée, en nourrissant leurs propositions de commentaires concrets, généreux et exigeants. Il faudra donner au texte une vie de chair, mais aussi d'absence, d'invisible, de silences et d'échos, porteurs de tous les sous-entendus contenus dans les paroles de l'auteur. Il s'agira de révéler une histoire comme tant d'autres : peut-être un peu plus excentrique et singulière seulement, comme celles qui, étrangement, ne nous arrachent généralement qu'un vague soupir d'indignation ou peut-être, au pire, un haussement d'épaules las et désabusé. Denise Bonal fait germer de l'accident de cet être anonyme, victime d'une société aveugle et destructrice, de profondes résonances. Elle y apporte de violents accents d'authenticité qui dérangent et surprennent. Tout au long de l'agencement subtil de son écriture, dans ce que les humeurs des êtres incarnés nous font ressentir, on reçoit, comme un espoir ténu, au fil de la progression dramatique et au rythme des mots prononcés, quelques petites parcelles d'humanité indispensables. Anne-Marie Puy |
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